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La survie en mer d’un animal terrestre: devenir écrivaine dans une nouvelle langue

Par Sholeh Rezazadeh, traduit par Chloé Bracaval
5 octobre 2022 6 min. temps de lecture Le néerlandais dans le monde

Comment devient-on écrivain dans une nouvelle langue? Nous avons posé la question à Sholeh Rezazadeh, qui a quitté l’Iran pour s’installer aux Pays-Bas en 2015 et a fait ses débuts en littérature en 2021 avec un roman en néerlandais, De hemel is altijd paars (Le ciel est toujours violet). «Rédiger en néerlandais s’apparente à tenir une conversation avec un étranger que l’on rencontre à l’improviste et que l’on espère ne plus jamais recroiser par la suite.»

Mes premiers jours aux Pays-Bas ont été marqués par l’impression que les Néerlandais se disputaient constamment. Une dispute sans langage corporel. Leur langue me paraissait agressive et très éloignée du doux persan chantant. J’avais le sentiment d’être un animal ayant vécu dans le climat aride des montagnes et qui devait à présent survivre en mer. Celle-ci abritait des êtres qui étaient non seulement tous grands et blonds aux yeux bleus, mais qui parlaient également une langue inintelligible. Les mots sortaient de leurs bouches telles des bulles et s’évanouissaient avant que je ne pusse en appréhender le sens.

Dans la mer, je me suis mise à la recherche de minces taches à la surface de l’eau. Je devais trouver le lieu idéal pour apercevoir la lumière du soleil et respirer l’oxygène. J’ai sondé et examiné tous les recoins de l’eau jusqu’à ce que le bout de mes doigts ne découvre les plus petits interstices. Pendant ce temps, je devais poursuivre ma vie et ne pouvais rester le visage éternellement collé à cet endroit. Il fallait que je bouge. Toutefois, lorsque je parvenais à trouver, à sentir et à capter cette lumière rien qu’un instant, je pouvais à nouveau inspirer profondément et reprendre le cours de ma vie.

L’écriture me procure le même effet. C’est une façon de souffler dans un monde où respirer se révèle parfois difficile. Vouloir devenir écrivaine dans un nouveau monde, dans une nouvelle langue, s’avérait aussi complexe que nécessaire. Je ne pouvais pas continuer à écrire dans une langue qui ne pouvait être lue dans la mer. Par ailleurs, puisque mes uniques souhaits consistaient à m’y installer et à devenir écrivaine, je devais apprendre la langue que l’on pratiquait dans la mer. Cette langue à la fois complexe et agressive où chaque mot devait être soit féminin, soit masculin, soit neutre, composée de règles infinies qui comportaient, elles aussi, d’innombrables exceptions, ponctuée de règles tacites et de trésors cachés qu’il fallait creuser pour découvrir.

J’ai commencé à prendre des cours de langue. Neuf mois durant, j’ai suivi des cours à raison de quatre jours par semaine et étudié sept jours par semaine. Ma peau affamée voulait absorber tout l’oxygène. Au supermarché, dans le train, dans la rue, j’écoutais attentivement les mots qui dansaient sur une musique qui m’était alors inconnue. Les premiers mois, j’avais le sentiment que jamais je ne parviendrais à prononcer, et encore moins à écrire, quelques phrases d’affilée sans avoir à réfléchir et sans marquer une multitude de pauses. Lorsque je tombais sur des romans en néerlandais rédigés par des auteurs dont les Pays-Bas n’étaient pas le pays d’origine ou qui n’y avaient pas grandi, un telle prouesse me paraissait aussi magique qu’impossible. Pourtant, je ne cessais de penser à mon roman en néerlandais paraîtrait quoi qu’il arrive.

Au supermarché, dans le train, dans la rue, j'écoutais attentivement les mots qui dansaient sur une musique qui m'était alors inconnue

J’ai parcouru des livres que l’on lisait aux enfants néerlandais, je me suis portée volontaire pour travailler avec des petits, des personnes âgées, des immigrés, des gens qui se montraient patients face à mes inévitables erreurs linguistiques. Ensuite, j’ai davantage entamé la conversation avec des personnes qui parlaient le néerlandais, de préférence nées et élevées ici, ou qui le maîtrisaient à la perfection. J’ai assisté à des événements culturels et littéraires où l’on échangeait dans cette langue, même si je ne comprenais pas un mot. J’ai relu des ouvrages que j’avais appréciés en persan et que l’on pouvait également trouver en néerlandais. Je suis partie travailler dans de vieux cafés typiques du pays où clients et collègues refusaient pratiquement tous de parler anglais. J’ai installé des applications sur mon téléphone pour les aspects délicats de la langue. Van Dale. De ou Het. J’ai enseigné le néerlandais à des personnes désireuses de commencer à l’apprendre, et si je ne parvenais pas à expliquer clairement un point, je retournais l’étudier.

Dix-huit mois plus tard, je me tenais sur scène pour réciter ma nouvelle en néerlandais. J’avais appris l’histoire par cœur afin de pouvoir regarder l’assistance dans les yeux et ainsi observer sa réaction pendant ma lecture. Ces créatures marines pourraient-elles me comprendre? Ou ne voyaient-elles, elles aussi, que des bulles sortir de ma bouche? J’ignorais si elles me comprendraient et si ce que j’avais écrit concordait avec ce que j’avais voulu dire. Cependant, j’ai vu dans leurs yeux qu’elles écoutaient, attentivement. Et quand elles m’ont confié après coup à quel point elles avaient apprécié mon récit, j’étais heureuse. Comme un poisson dans l’eau.

Trois ans après mon arrivée, j’ai signé un contrat avec la maison d’édition Ambo | Anthos pour la publication d’un roman. Au début, j’écrivais d’abord en persan, ce qui me permettait de coucher rapidement sur le papier les idées que j’avais en tête, ensuite petit à petit, j’ai commencé à rédiger mon texte directement en néerlandais. Plus l’histoire devenait personnelle, plus le travail d’introspection me semblait éprouvant, mais plus la rédaction en néerlandais, langue encore nouvelle et étrange pour moi, me semblait un exercice facile. Rédiger en néerlandais s’apparentait à tenir une conversation avec un étranger que l’on rencontre à l’improviste et que l’on espère ne plus jamais recroiser par la suite. Aucun jugement, aucun souvenir, aucune douleur. C’est ce que l’on ressent parfois en discutant avec un étranger. Cependant, le persan était mon plus vieil ami. Nous nous connaissions si bien que nous n’avions aucun secret l’un pour l’autre et partagions bien trop d’émotion. Le persan m’a fait découvrir le récit, la poésie et la littérature. Il représente mon chez-moi, mais je devais partir en voyage en néerlandais et m’enivrer, danser, raconter n’importe quoi dans cette langue afin de continuer à vivre.

Plus l'histoire devenait personnelle, plus le travail d'introspection me semblait éprouvant, mais plus la rédaction en néerlandais, langue encore nouvelle et étrange pour moi, me semblait un exercice facile

À présent, le néerlandais constitue ma deuxième maison. Petite, sans grand jardin, sans étang dans lequel nagent de vieux poissons dorés, sans fenêtres colorées, sans roses, sans grenadiers. Mais j’aime m’asseoir dans cette maisonnette, avec les rideaux toujours ouverts, la table en bois qui respire toujours la forêt et peut-être une plante d’intérieur. Lorsque je m’y assois, je ne crains pas que des inconnus regardent à l’intérieur, et lorsqu’il pleut à verse, j’allume quelques bougies et j’ai le sentiment qu’il fait à nouveau beau. Parfois, dans cette demeure, je rêve de l’autre. Et parfois, lorsque je suis assise sur le tapis multicolore, sous le soleil qui agite ses longs doigts à travers la fenêtre colorée, je pense à mon second chez-moi où la météo n’a que faire des saisons.

De hemel is altijd purple, premier roman de Sholeh Rezazadeh, a paru chez Ambo | Anthos, (Amsterdam, 2021) et a obtenu le Bronzen Uil Publieksprijs 2021.
Retrouvez notre critique de cet ouvrage, accompagnée d’un extrait en traduction française ICI.
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Sholeh Rezazadeh

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